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L'homosexualité selon Bentham - Grain de philo #30


Monsieur Phi
Published
May 3, 2020



Bonjour à tous ! Après l'onanisme selon Kant, voyons l'homosexualité selon Bentham. Pour prolonger la réflexion de cette première vidéo sur l'évolution de nos intuitions morales, je voulais vous parler, entre autres choses, de Bentham et sa vision de l'homosexualité.

L'utilitarisme

Il se trouve qu'à peu près à la même époque que Kant, un anglais, Jérémy Bentham (1748-1830), posait les bases d'une philosophie morale qui allait avoir une influence énorme sur la pensée contemporaine : l'utilitarisme. L'idée centrale de l'utilitarisme est d'agir pour maximiser le bonheur général, c'est-à-dire la somme des bonheurs des individus. En gros, plus il y a de bonheur, mieux c'est.

De même que la philosophie morale de Kant, l'utilitarisme est une théorie normative. Le but de Bentham est d'examiner rationnellement ce qui suit du principe de sa morale qu'il tenait, à tort ou à raison, pour absolue et universelle.

Ce principe (de maximiser le bonheur général) s'oppose aux intuitions morales de ses contemporains sur beaucoup beaucoup de points, comme nous allons le voir.

Une réforme profonde des jugements moraux ordinaires

Contrairement à la théorie de Kant qui se contentait, en fait, de conforter les jugements moraux de ses contemporains, l'utilitarisme est une théorie qui appelait à une réforme profonde des jugements moraux ordinaires. Aux yeux de Bentham, son époque était très très très très à côté de la plaque sur toutes les questions morales.

L'esclavage

Bentham était clairement opposé à l'esclavage, largement pratiqué à son époque, parce que l'esclavage ne maximise pas le bonheur général.

Ce qui est intéressant avec le calcul du bonheur général, qui est la somme du bonheur des individus, c'est qu'il ne donne pas un poids plus important au bonheur de tel ou tel individu. Les souffrances des esclaves pesaient évidemment lourd dans la balance.

Ce positionnement est intéressant parce qu'on a pu voir qu'à la même époque, Kant n'avait pas la même lucidité sur ce sujet :

Toutefois, la critique de l'esclavage commençait à devenir assez commune à cette époque, les intuitions morales des Européens étaient en train d'évoluer globalement. Ce positionnement n'était donc pas un exploit intellectuel hors du commun pour Bentham à son époque.

La sexualité

Par contre, là où je trouve que Bentham est vraiment surprenant et où l'on voit que sa pensée utilitariste s'opposait radicalement aux intuitions de ses contemporains, c'est sur tout ce qui touche aux moeurs et à la sexualité.

Bentham, au nom de l'utilitarisme, défendait une liberté de moeurs et notamment une liberté sexuelle aussi large que possible. Il défendait cela comme moralement souhaitable du point de vue utilitariste :

Ce positionnement est logique. La sexualité apporte du plaisir et même un plaisir particulièrement intense. Or, Bentham considérant le bonheur quasiment équivalant au plaisir, encourager la liberté sexuelle, c'est-à-dire chercher un maximum de ces plaisirs sexuels, serait un moyen de maximiser le bonheur général.

Ainsi, selon l'utilitarisme, il est souhaitable que les individus soient aussi libres que possible de se donner du plaisir, notamment sexuel, tant qu'ils ne nuisent à personne se faisant.

Ce positionnement est donc loin de celui de Kant qui n'ose même pas dire le mot "masturbation".

L'homosexualité

Ce qui scandalisait le plus Bentham dans la législation de son temps et qui est au cœur de plusieurs de ses essais, c'était la persécution de l'homosexualité.

En Angleterre et dans toute l'Europe à son époque, des gens étaient régulièrement poursuivis et même condamnés à mort pour leur homosexualité, et il ne fait pas de mal de rappeler que c'est malheureusement encore le cas aujourd'hui dans quelques parties du monde.

A la fin du 18e siècle, les auteurs européens ayant écrit sérieusement sur l'homosexualité ne courent pas les rues. Bentham va jusqu'à défendre une dépénalisation totale de l'homosexualité, impensable à son époque :

Il faudra quand même attendre 1967 pour que l'homosexualité soit dépénalisée dans son propre pays, l'Angleterre. Souvenons nous notamment d'Alan Turing.

Notez que tout ce qui touche à la défense de la liberté sexuelle et de l'homosexualité chez Bentham est resté assez longtemps ignoré, parce que Bentham n'a pas osé publier grand chose de son vivant et, après sa mort, ses éditeurs ont préféré passer sous silence ce qui les gênaient trop dans l'œuvre du maître.

En somme, il aura fallu que nos propres intuitions morales rejoignent cet aspect de la théorie de Bentham pour qu'on prête enfin attention à ses textes.

La cause animale

Un autre point frappant de la pensée de Bentham est cette fameuse note de bas de page où, parfaitement conscient que ce qu'il dit est inaudible en son temps mais pourrait constituer plus tard un légitime sujet de préoccupation, il défend une extension de la considération morale à la sphère des animaux dont les intérêts devraient être pris en compte aussi bien que ceux des humains :

Là encore, c'est une conséquence tout à fait logique de sa pensée utilitariste. Les animaux sont capables de souffrir. Or, pour Bentham, le plaisir est étroitement lié au bonheur. Il est donc logique d'inclure les animaux dans le calcul du bonheur général.

Bentham avait ainsi déjà parfaitement saisi les principaux enjeux de l'éthique animale qui nous occupent beaucoup aujourd'hui, si bien que cette modeste note de bas de page en est devenue, aujourd'hui, l'un des textes fondateurs.

L'utilitarisme souvent moqué à tort ?

On voit sur ces différents points que la pensée utilitariste de Bentham avait des conséquences profondément contre intuitives pour ses contemporains et que, de façon remarquable, nos intuitions actuelles semblent s'être progressivement alignées de plus en plus sur celle-ci.

Je trouve ironique que l'utilitarisme soit si souvent caricaturé comme une pensée froide, calculatrice, de machine, inhumaine en fin de compte, tandis que ce serait dans la morale kantienne que l'on retrouverait un véritable souci d'humanité, de respect moral ("il ne faut pas traiter autrui comme un simple moyen" tout ça, tout ça).

Mais concrètement, même si Kant avait au fond du coeur une idée très haute de l'humanité et du respect qu'on doit lui accorder, il se trouve que ses opinions morales, notamment sur l'esclavage, ne donnent pas l'impression que ce souci d'humanité se traduisait d'une façon très humaine justement :

A l'inverse, Bentham, toute froide et calculatrice que soit sa théorie, était l'un des rares européens de son temps à avoir non seulement compris le problème moral que constituait l'esclavage mais aussi la persécution des homosexuels et même la souffrance des animaux, ce qui est remarquable pour ces deux derniers points à l'époque.

La raison du succès de l'utilitarisme

Le plus ironique, c'est que si Bentham nous paraît aujourd'hui si lucide du point de vue moral, ce n'est probablement pas que ses intuitions étaient plus justes, ce n'est probablement pas qu'il avait plus d'empathie, mais c'est peut-être, tout au contraire, parce qu'il se reposait beaucoup moins sur l'intuition et sur l'empathie.

En effet, on a d'assez bonnes raisons de penser aujourd'hui que Bentham était en fait autiste asperger (c.f. l'article d'Homo Fabulus à ce sujet). Les personnes aspergers se reposent beaucoup moins sur l'empathie et ont bien davantage tendance à intellectualiser et systématiser.

Au fond, toute sa pensée utilitariste repose sur un seul axiome très simple : le bonheur est moralement souhaitable (avec en plus quelques axiomes supplémentaires sur ce qu'on va appeler bonheur ou malheur). Tout le reste de l'utilitarisme en découle par de purs calculs et raisonnements sans se fier à quelques intuitions morales que ce soit.

Le système moral que Bentham a ainsi froidement calculé semble coïncider de plus en plus avec les intuitions morales les plus répandues aujourd'hui. La théorie de Bentham a bien mieux prédit l'évolution morale des siècles suivants que celle de Kant. Or, regarder le succès prédictif passé d'une théorie est un bon indice de son succès prédictif futur.

Peu de gens sont utilitaristes

Même si la théorie de Bentham semble avoir prédit avec succès les intuitions morales actuelles, je n'ai pas l'impression que l'on raisonne de manière plus utilitariste. Cette manière de penser reste réprouvée profondément et rencontre le même type d'objection qu'à l'époque : un calcul froid et prosaïque qui n'est pas à la hauteur de l'enjeu moral.

Par contre, il est indéniable que nos intuitions morales semblent coïncider de plus en plus avec ce que les utilitaristes passés considéraient, pour de toutes autres raisons, comme moral.

En somme, on continue de détester l'utilitarisme pour sa méthode froide et calculatrice, mais on approuve de plus en plus ses conclusions.

Pourquoi l'utilitarisme a-t-il été si prédictif ?

Pourquoi donc l'utilitarisme de Bentham a-t-il été si prédictif ? C'est peut-être parce que cette théorie fonde la condamnation morale d'un comportement sur un seul point : est-ce qu'il cause des souffrances ou, plus généralement, des torts aux individus ?

Les points aveugles moraux dont je parlais dans l'épisode précédent, comme par exemple l'esclavage chez Kant, sont des points où des torts gigantesques sont causés.

On se donnait diverses raisons de ne pas trop les voir dans notre considération morale. Mais en fin de compte, les torts sont là, gigantesques, et ils restent là jusqu'à ce que nos raisons bancales pour les ignorer tombent par terre et qu'on finisse par les considérer enfin.

À l'inverse, ce que j'appelle des points de crispation morale, comme par exemple la condamnation ferme de l'onanisme chez Kant, sont généralement des comportements que l'on considère mauvais pour des raisons obscures, mais qui ne causent aucun tort. C'est qu'on appelle aujourd'hui des crimes sans victimes.

En fin de compte, tôt ou tard, ces raisons obscures s'estompent, et tout ce qu'il reste, c'est un comportement qui ne cause de tort à personne et on ne voit plus pourquoi s'y opposer. Qu'est-ce qu'il y avait de si mal à s'astiquer le poireau finalement ?

L'éthique minimale

Peut-être que nous pouvons tirer de tout ceci l'idée suivante : soyons attentifs à ce qui cause des torts et à ce qui n'en cause pas. C'est bien ce souci très simple qui est au cœur de ce que le philosophe Ruwen Ogien appelait l'éthique minimale. On pourrait la résumer tout bonnement par :

Ne pas nuire à autrui.

Cela peut sembler trop simpliste pour être intéressant mais si vous vous restreignez à ne porter de condamnation morale qu'à ce qui cause réellement un tort à autrui, vous mettrez à mal beaucoup de vos intuitions morales sur beaucoup de sujets inconfortables.

Il suffit de lire Ogien pour s'en rendre compte. Il a des positions qui ne sont pas hyper consensuelles, c'est peu de le dire :

Et dans ses prises de position qui nous semblent aujourd'hui aussi étranges que semblaient étranges celles de Bentham à ses contemporains, il est bien possible que Ogien ait vu juste sur bien des points.

Notez bien que je ne dis pas que toute la morale se résume seulement à cette question des torts causés ou non, mais j'ai tendance à penser qu'une des meilleures boussoles qu'on puisse prendre pour tâcher de ne pas être trop des conards est :

Ne pas nuire à ceux qui ne nuisent pas.



Texte écrit par Lucas Willems


Monsieur Phi

Docteur en philosophie, ce qui ne soigne pas grand chose.